2 visions de l'amérique : Emmanuel Todd et Bruno Tertrais

Publié le par Facts Only Agency

Quelques heures avant l'élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis, les feux de médias sont braqués sur l'amérique et essayent de maintenir un suspense moite avant la délivrance de la nuit du 4 au 5 novembre. Vous me direz, c'est le jeu (et ce sera un jeu moins drôle si je dois manger un rat) mais cela nous donns au moins l'occasion d'avoir quelques éclairages intéressants sur la société américaine.

Ainsi, que la Tribune de Genève nous pardonne de pomper honteusement le double entretien ci-dessous mais il est extrêmement révélateur des 2 visions paradoxales qu'on peut avoir sur cet empire pas come les autres.

Emmanuel Todd tout d'abord, nous dresse un tableau d'une amérique gravement sur le déclin avec le sens de la provocation et du contre pied qu'on lui connait. Pour lui l'élection d'Obama est une excellente nouvelle mais ne change pas fondamentalement les choses sinon qu'elle marque l'effondrement de la société raciale qui est justement un des fondement de l'amérique. Sans doute trop emporté par la volonté de voir sa prophétie de la chute de l'empire américain se réaliser tout de suite, Emmanuel Todd en oublie les premiers arguments qu'il aurait du sortir (ou réfuter) en tant qu'historien spécialisé dans la démographie : le dynamisme démographique et le pouvoir d'attraction des USA sur les migrants, spécialement les mieux formés.

L'analyse de Bruno Tertrais, vient pondérer le théories fougueuses de Todd sans doute trop visionnaire sur le coup. Pour cet universitaire un plus orthodoxe, l'amérique est en déclin mais personns n'est encore en mesure de relever le gant du leadership mondial. Requinqué par ce nouvel homme providentiel et fort de ses étonnantes capacités de réaction, les USA ont encore un sursis aux commandes du monde. Ces 2 visions ne sont pas contradictoire si on considère que le sursis des américain en tant que leader mondial, n'est que le temps - forcément long - avec lequel les vrais grands empires mettent à se disloquer.

TDG : - L’accession d’un élu noir à la Maison-Blanche ne confirme-t-elle pas les mutations intervenues au sein de la société américaine?
Emmanuel Todd : - Il se produit des événements vraiment extraordinaires aux Etats-Unis. L’implosion du système financier et du mythe économique, d’un côté; l’implosion de la structuration raciale, de l’autre. On comprend dans ces conditions que les Américains vivent dans une sorte d’état d’apesanteur. Cela dit, si l’affaissement du sentiment racial est évidemment une bonne nouvelle, le racisme aura vraiment disparu le jour où les électeurs n’attendront rien de particulier d’un président noir. Obama est un homme politique américain. Son discours est truffé des habituelles références aux valeurs religieuses. Il est entouré des personnalités issues de l’establishment démocrate - ces mêmes démocrates qui ont, plus nombreux encore que les républicains, voté les subventions au système bancaire.

TDG : - L’élection de Barack Obama ne plaide-t-elle pas pour la vitalité de la démocratie américaine?
Emmanuel Todd : - Ce qui se passe est étrange, et paradoxal. Si l’on observe l’histoire des Etats-Unis, on constate en effet que le racisme n’est pas du tout un petit défaut de la démocratie blanche: il en est le fondement. Au départ, les colons anglais n’attachaient pas une grande importance à la valeur de l’égalité, que ce soit dans la famille ou ailleurs. Ce qui a permis alors d’assimiler des Européens d’origines très diverses, c’est la fixation de la différence sur les Indiens et les Noirs. Dans l’Amérique jacksonienne, le président était un héros des guerres contre les Indiens. Le racisme a été le moteur de l’émergence démocratique.
Aujourd’hui, on assiste à l’avènement d’une ploutocratie irresponsable: la montée des inégalités constitue la dynamique fondamentale de la société américaine. L’Amérique cesse d’être démocratique au sens économique du terme. Le racisme y est en baisse, mais la démocratie est malade. Elle pourrit sous nos yeux. Dès lors, j’ai peur que l’on tombe très vite de haut. Une partie de l’oligarchie est derrière Obama. Il a du reste ramassé plus d’argent chez les riches que McCain. Son élection sera interprétée comme une regénération de la démocratie américaine. J’ai quant à moi le sentiment qu’elle fait plutôt partie d’un processus de dislocation.

TDG : - Les Etats-Unis comptent certaines des meilleures universités du monde. Ils attirent de partout les capitaux, les chercheurs, les entrepreneurs de la nouvelle économie. Ces atouts-là ne leur assurent-ils pas une place centrale dans la compétition internationale?
Emmanuel Todd : - Quelques universités sont en effet très bonnes. Mais la majorité d’entre elles est d’une médiocrité absolue. Sur le terrain de la production scientifique et technologique, les chiffres sont sans équivoque: l’Europe est redevenue le centre de gravité du monde. Ce sont les Européens qui savent construire les centrales nucléaires modernes, ou qui fabriquent des avions gros porteurs - même avec retard.
L’ouragan Katrina avait en 2005 constitué un premier moment de vérité. On a compris tout à coup que les Américains ne disposaient pas d’assez d’ingénieurs pour protéger les villes, ou les reconstruire. Je pense aussi que le conflit au Caucase a contribué au cours de l’été dernier à précipiter la crise financière. L’inexistence de l’Amérique a été perçue comme un moment d’atterrissage dans la réalité.

TDG : - Il reste pour l’industrie américaine des secteurs porteurs. L’informatique, la Silicon Valley...
Emmanuel Todd : - Si l’on songe à ce qu’étaient les Etats-Unis en 1945, il serait étonnant qu’il ne reste rien de leur puissance industrielle et technologique. Mais alors qu’ils étaient excédentaires dans tous les domaines, ils enregistrent aujourd’hui un déficit commercial de 800 milliards de dollars. La vitesse de régression est hallucinante, et elle n’épargnera pas l’informatique: l’Inde va bientôt porter l’estocade.

TDG : - Le projet économique du candidat démocrate peut-il contrecarrer la dépression qui menace?
Emmanuel Todd : - Il n’a pas de programme économique. Au début de sa campagne, il a bien proposé quelques mesures protectionnistes, mais le déficit commercial est tel que le protectionnisme entraînerait dans une première période une baisse dramatique du niveau de vie.
Obama se confond avec son image. Or les difficultés américaines vont bien au delà d’une image. Pour le moment, le dollar tient, car à l’extérieur, des institutions, des gens riches, des Etats veulent que les Etats-Unis restent au centre du monde. Mais la situation ne changera pas : elle devrait même se dégrader encore. La question est maintenant de savoir comment, avec la fin de la mécanique des subprimes, on va donner aux Américains les moyens financiers de continuer à vivre aux frais de la planète.

TDG : - Les Etats-Unis gardent une forte capacité d’influence sur les leaders d’opinion du monde occidental. Leur image est-elle en train de se troubler ?

Emmanuel Todd : - L’Amérique, c’est une image. On ne peut en parler sans évoquer le cinéma, les scénarios de feuilletons télévisés, Hollywood. Il y a dans tout ce qui est américain un côté extraordinairement virtuel. Et voilà que par étape on voit émerger la réalité. Il sera en ce sens très intéressant de suivre l’évolution de l’opinion dans les oligarchies financières occidentales. Elles éprouvent un sentiment de solidarité avec l’Amérique. Mais elles viennent aussi de se faire plumer... Je n’aimerais pas être en ce moment un ploutocrate français de la sphère financière.

TDG : - La notion d’«hyperpuissance» a-t-elle un sens pour vous ?
Emmanuel Todd : - Dans le domaine militaire, le monde est déjà multipolaire. L’incertitude tient aux illusions que les Américains entretiennent encore sur eux-mêmes. Ils sont un peu comme les Russes, au moment de l’effondrement du communisme. Lorsqu’ une puissance de cette nature possède encore une armée, elle n’est pas à l’abri de réactions irrationnelles.
Les Etats-Unis ont également perdu la place centrale qu’ils occupaient sur le terrain économique. Avec l’aventure des subprimes, ils ne viennent pas moins de réaliser la plus grande escroquerie financière de l’histoire de l’humanité. Autrement dit, ils ne sont plus dans ce domaine une hyperpuissance, mais compte-tenu de l’absence de régulation de l’économie mondiale, ils détiennent une «hypercapacité de nuisance».
 
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Les adeptes de la théorie du déclin «prennent leur désir pour des réalités», estime Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris. Pour lui, tous les indices convergent : même après la baisse d’influence des années Bush et la crise financière, les Etats-Unis restent sans égal dans le monde. 

TDG : - En 2007, vous écriviez dans «Où va l’Amérique?» qu’aucune puissance n’était en mesure de contester la prééminence des Etats-Unis. Qu’est-ce qui vous rendait si optimiste?

Bruno Tertrais : - Tout simplement le fait qu’elle dispose d’immenses avantages structurels, en termes de puissance et d’influence, dans à peu près tous les domaines ! Et par ailleurs, les faiblesses des acteurs susceptibles de contester sa prééminence. Les Etats-Unis conservent l’avantage en termes de capacité d’innovation (un nombre de dépôt de brevets sans égal dans le monde), d’intégration de l’université avec le système productif (Le MIT n’a aucun d’équivalent en Chine),  de pouvoir d’attraction des migrants (les manifestants qui disent détester les Etats-Unis sont aussi ceux qui demandent un visa pour y étudier ou y travailler), ou de dynamisme démographique sans égal au sein de l’OCDE (face à l’Europe, mais aussi à la Russie ou à un Japon vieillissant et à une Chine qui sera vieille avant d’être riche). Même avec la baisse de l’influence américaine sous l’administration de George Bush, aucun autre acteur, Europe compris, n’a eu  un rôle aussi important sur tous les continents. Je dirais que l’on entre dans l’ère d’une hyperpuissance relative des Etats-Unis.

TDG :  - La crise financière a montré qu’une Amérique qui vit à crédit pouvait être fragile et pouvait constituer un facteur de désordre mondial, non?
Bruno Tertrais : - Elle montre surtout que lorsque l’Amérique attrape la grippe, le monde risque la pneumonie. Les marchés financiers de tous les concurrents des Etats-Unis ont été plus affectés que Wall street. Quand le New York Stock Exchange perd 10%, la bourse de Moscou en perd 15. On constate aussi que le dollar reste la monnaie de réserve mondiale. Son cours est à la hausse face à toutes les autres monnaies, à l’exception du Yen, peut-être.

L’économie de la Chine, le principal challenger des Etats-Unis pour demain, dépend largement de la croissance américaine. Les effets de la crise risquent d’y être au moins aussi forts, y compris en raison des fragilités de ses banques, en termes de créances douteuses. La prééminence relative des Etats-Unis demeure intacte car les autres souffrent davantage. On est toujours dans l’ère de l’hyperpuissance, car cette puissance s’apprécie en termes relatifs, par rapports aux autres.

Si la baisse du prix du baril de pétrole se confirme, des pays comme la Russie, mais aussi le Venezuela ou l’Iran qui ont tenté d’asseoir leur opposition sur un pétrole à plus de 100 dollars vont voir leur remontée en puissance sérieusement compromise. Enfin, l’histoire montre que les Etats Unis font preuve d’une excellente capacité d’adaptation aux crises. L’affaire Enron, par exemple, aurait pu être très dommageable à l’économie américaine, sans l’immédiate remise en cause des règles comptables du pays.

TDG :  - Sur le terrain militaire, la domination américaine, en termes de budget ou de technologie, s’est avérée impuissante dans des conflits asymétriques tels que l’Afghanistan ou l’Irak. Quelle est donc cette puissance?
Bruno Tertrais : - Il est vrai que les Etats-Unis ne sont pas en position de force dans ce type de conflit. Mais il en est de même pour la Russie en Afghanistan ou pour Israël face au Hezbollah au Liban… Et la puissance militaire ne s’illustre pas seulement dans ce genre de guerre. Celle des Etats-Unis  en termes de présence, de capacité de projection, de maîtrise de la mer, des airs et de l’espace et restera inégalée pour longtemps. L’affaire géorgienne a montré par ailleurs que l’armée russe n’était  plus que l’ombre de l’Armée rouge, avec une aviation mise en difficulté par une modeste défense aérienne géorgienne. Cette opération, la plus importante menée par Moscou depuis la fin de la Guerre froide n’a aligné qu’un corps expéditionnaire de 15 000 hommes…. Pas de quoi être impressionné. Et le refus de la Chine et des ex-pays de l’URSS de reconnaître l’indépendance des  républiques séparatistes est  un véritable camouflet diplomatique pour la Russie.


TDG : - L’Amérique reste-t-elle à vos yeux le phare du monde ?
Bruno Tertrais : - En termes d’aspiration à la liberté, elle reste un modèle pour de nombreux mouvements d’opposition dans le monde. En outre, l’Amérique sait offrir une deuxième chance à l’immigrant ou à l’exilé. Les Etats-Unis ne sauraient être une référence universelle mais leur modèle a infiniment plus d’attraction que ceux de la Ruisse et de la Chine ! L’Europe aussi a su devenir un modèle, mais son attrait n’a pas la même force universelle.


* Emmanuel Todd vient de signer chez Gallimard «Après la démocratie».
** Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain. Gallimard 2002. Folio actuel 2005.

Publié dans USA special

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